TEXTE
CHAGRIN D’ÉCOLE
Les maux de grammaire se soignent par la grammaire, les fautes d’orthographe par l’exercice de l’orthographe, la peur de lire par la lecture, celle de ne pas comprendre par l’immersion dans le texte, et l’habitude de ne pas réfléchir par le calme renfort d’une raison strictement limitée à l’objet qui nous ocupe, ici, maintenant, dans cette classe, pendant cette heure de cours, tant que nous y sommes.
J’ai hérité cette conviction de ma propre scolarité. On m’y a beaucoup fait la morale, on a souvent essayé de me raisonner, et avec bienveillance, car les gentils ne manquent pas chez les professeurs. Le directeur du collège où m’avait expédié mon cambriolage domestique, par exemple. C’était un marin, un ancien commandant de bord, rompu à la patience des océans, père de famille et mari attentif d’une épouse qu’on disait atteinte d’un mal mystérieux. Un homme fort occupé par les siens et par la direction de ce pensionnat où les cas de mon espèce ne manquaient pas. Combien d’heures a-t-il pourtant épuisées à me convaincre que je n’étais pas l’idiot que je prétendais être, que mês rêves d’exil africain étaitent des tentatives de fuite, et qu’il suffisait de me mettre sérieusement au travail pour lever l'hypothèque que mes jérémiades faisaient peser sur mes aptitudes! Je le trouvais bien bon de s’intéresser à moi, lui qui avait tant de soucis, et je promettais de me reprendre, oui, oui, tout de suite. Seulement, dès que je me retrouvais en cours de math, ou à l’étude du soir penché sur une leçon de sciences naturelles, il ne restait plus rien de l’invincible confiance que j’avais retirée de notre entretien. C’est que nous n’avions pas parlé d’algèbre, ni de la photosynthèse, mais de volonté, de concentration, c’était de moi que nous avions parlé, un moi tout à fait susceptible de progresser, si je m’y mettais vraiment! Et ce moi, gonflé d’un soudain espoir, jurait de s’appliquer, de ne plus se raconter d’histoires; hélas, dix minutes plus tard, confronté à l’algébricité du langage mathématique, il se vidait comme une baudruche, ce moi. Je redevenais le cancre familier qui n’y comprendrait jamais rien, pour la raison qu’il n’y avait jamais rien compris.
Plus tard, il y eut aussi un vieil ami, Jean Rolin, professeur de philo et père de quelques compagnons de mon adolescence. Chaque fois que je ratais une année et le bac, il m’invitait dans un excelent restaurant , pour me convaincre, une fois de plus, que chacun va son rythme et que je faisais tout bonnement un retard d’éclosion. Jean, mon cher Jean, que ces pages, si tardives qu’elles soient, te fassent sourire au paradis des philosophes. C’est vrai ce que tu m’as appris: on devient. On ne change pas tellement, parce que l’on fait avec ce que l’on est. Et me voilà aujourd’hui professeur et écrivain.
Extrait de Chagrin d’école, Daniel Pennac, 2007.